Madame,
Vous souvenez-vous de moi ? Je suis Claire, une étudiante de spécialité que vous vous amusiez à imiter en mettant vos cheveux devant votre visage et en vous cachant derrière un foulard. Oui, c'est bien moi. Et aujourd'hui encore, j'ai une grande mèche devant les yeux et j'aime me cacher dans mon foulard. C'est sans doute bête, mais c'est ainsi que j'installe une distance entre les autres et moi. Et lorsque j'ai le courage de mettre une barrette dans les cheveux et de me dégager le visage, je pense à vous et je sais que cela vous ferait sourire de me voir ainsi.
La première fois que je vous ai vue, c'était en septembre 2009 dans la salle des Khâgneux. Vous portiez une jolie robe verte et j'ai immédiatement été séduite par votre discours. J'étais alors très impatiente d'avoir mon premier cours avec vous et les premières semaines, ça a été un réel bonheur. L'allemand était la seule matière dans laquelle j'arrivais à me distinguer et vos encouragements me faisaient beaucoup de bien. Mais au fil des semaines, vous étiez de plus en plus lunatique, voire agaçante et je vous avoue que j'allais en cours d'allemand la boule au ventre, alors qu'avant ils étaient ma récréation.
Depuis mon année de Khâgne, de l'eau a coulé sous les ponts et c'est avec nostalgie que je repense à mes deux années de prépa ce soir. Je ne regrette rien, si ce n'est de ne jamais avoir envisagé de khûber et d'avoir rompu tout contact avec Georges. Pourtant, ces deux années auront été parmi les plus riches de ma vie et je n'oublie rien.
La littérature allemande me manque. Les cours de civi me manquent. Les revues de presse me manquent. Les goûters du mardi me manquent. Les moments de complicité avec Cécilia durant vos cours me manquent. Les versions me manquent. Et évidemment, Médiations me manque !
J'ai vu que vous avez supprimé le blog des Hypo- et des Khâgneux. Ca m'a fait quelque chose. Ce soir, j'avais envie de replonger dans ces rencontres que vous nous avez donné l'occasion de faire et j'avoue être frustrée de ne garder aucune trace de ces belles découvertes. J'aurais dû sauvegarder ces billets, mais je n'en ai pas eu la présence d'esprit et je le regrette.
Je relis vos (nombreux) courriels, et plus particulièrement ceux qui me sont adressés personnellement. Ca me fait drôle. Je retrouve votre ton sarcastique et quelque peu hautin, mais j'y décèle tout de même de la sincérité. Je pense qu'on ne dit pas à quelqu'un que vos mots lui sont allés droit au coeur si on ne le pense pas ... « Merci pour vos mots si gentils Claire, ils me vont droit au coeur ! »
Si vous n'aviez pas cru en moi et si vous ne m'aviez pas dit toutes ces choses après le premier conseil de classe, je ne serais probablement pas allée en Khâgne. « Je veux vous voir en Khâgne Claire ! Je veux une étudiante comme vous dans mon groupe de spécialité, vous avez vraiment toutes les qualités et il serait dommage que vous abandonniez. » Malgré tout ce que j'ai pu détester chez vous, je vous dois beaucoup.
Et puis ce clin d'oeil en fin d'Hypokhâgne : « Travaillez bien votre petit concours et vous irez en Khâgne ! Le programme musical de la saison prochaine est vraiment super ;-) » Cela m'avait motivée plus que vous ne l'imaginez ! C'est ainsi que j'ai terminé parmi les premières de la promo et que j'ai majoré dans plusieurs matières. Je ne m'en serais jamais crue capable et avec le recul, je trouve ça assez invraisemblable que ce soit vous qui ayez autant cru en moi, alors que l'année suivante aura été si difficile à vos côtés.
Récemment, je suis retombée sur mes classeurs d'Hypo- et de Khâgne. J'ai alors relu mes versions de l'époque et vos commentaires. Ils m'ont fait sourire. Et vos encouragements me sont allés droit au coeur. Vous êtes la première professeure à avoir cru en moi lorsque je suis arrivée à Georges, et croyez-moi, ce n'est pas rien ! Vous êtes la première à m'avoir dit que j'avais ma place ici et c'est grâce à vous que j'ai pu envisager de passer en deuxième année, nonobstant les « C'est une honte que des gens comme vous aient le droit de vote ! » et autres remarques blessantes qui résonnent encore en moi.
Et cela n'a pas été rose tous les jours, loin de là !
Toutefois, s'il est une chose pour laquelle je dois vous remercier, c'est la musique. Tout au long de ces deux ans, vous m'avez permis d'assister à de merveilleux concerts à un tarif dérisoire. C'est une belle chance, et grâce à vous j'ai commencé à me forger un répertoire de musique classique non négligeable. J'ai collectionné les belles découvertes et j'ai eu la chance d'écouter de très belles oeuvres dans cette magnifique salle de l'Arsenal. Et évidemment, les rencontres ! Jacques Mercier, Anne Queffélec, et bien entendu François-Frédéric Guy ...
J'ai l'impression que c'était hier que je me retrouvais au tout dernier rang de la salle de l'Esplanade, à votre droite. Au programme, quatre sonates de Beethoven par un pianiste hors pair que je ne parvenais pas à quitter du regard. Et puis la sonate au Clair de Lune. J'ai beau connaître chaque note de ce premier mouvement et connaître par coeur les motifs des deux autres, je m'étais laissée embarquer par son jeu et j'ai entièrement redécouvert le morceau. Une merveille. J'aurais tant aimé retenir le temps. Hélas, nul n'en est capable.
Le lendemain, le bonheur était encore plus grand. En effet, vous nous avez permis de rencontrer François-Frédéric Guy. Jamais je n'oublierai cette rencontre. A trois heures de l'après-midi, il nous attendait devant l'Arsenal, souriant et beau comme un Dieu dans son petit pull violet. Il nous tenait la porte, c'était à peine croyable ... l'artiste de la veille était devenu homme. Dans la petite salle de l'Esplanade, assis à califourchon sur son tabouret, il nous parlait de sa passion en plaquant parfois quelques accords sur le piano ... pour mon plus grand bonheur ! Pourtant, il n'installait aucune distance entre lui et nous, c'était un moment un peu hors du temps, décalé. Puis une deuxième rencontre au mois de mai qui ne m'a pas non plus laissée indifférente ... Merci de m'avoir permis de vivre de si beaux moments.
Aujourd'hui encore, lorsque j'ai la chance d'aller écouter François-Frédéric Guy en concert, je pense à vous et je me demande si vous serez dans la salle. Mais jamais nous ne nous sommes recroisées depuis la fin de mon année de Khâgne. Je vous avoue que je le regrette un peu.
Un soir, vous nous avez envoyé un fichier mp3 pour nous remercier d'être venus à la préparation d'une interview d'Anne Queffélec malgré le petit concours : « Un bis joué par notre FF lors d'un concert à Paris. Chopin, of course, vous allez voir, c'est à mourir ... » En effet, c'est à mourir. Lorsque j'ai ouvert le fichier, je n'avais qu'un mot à la bouche : wahou. J'avais des frissons partout. Mon nocturne. Je l'écoute en vous écrivant, ça me fait toujours cet effet. Alors simplement, merci. Cinq petites lettres qui pourtant veulent dire beaucoup.
Je n'ai jamais répondu à votre dernier courriel collectif qui s'adressait à tous ceux de notre petit groupe de spécialité : « Bonjour à à vous toutes, j'imagine que vous soufflez un peu depuis quelques semaines et espère sincèrement que vous aurez trouvé votre voie dans une école ou une formation qui vous plaise. Je serais heureuse d'avoir de vos nouvelles et de savoir ce que vous deviendrez l'année prochaine. Par la même occasion, si vous aviez la gentillesse de me faire parvenir votre note de version/commentaire, ce serait parfait : il est utile pour les étudiants qui présenteront le concours l'année prochaine de savoir comment aura noté le jury. Par avance, je vous en remercie.
En vous souhaitant de belles vacances, du repos et plein de bonnes choses encore.
Bien à vous »
Une année difficile venait de s'achever et je n'aurais rempilé pour rien au monde. J'avais envie de couper tout contact avec vous après toutes ces choses affreuses que vous m'avez reprochées lors de notre dernière khôlle. Même si vos accusations n'étaient pas toutes infondées, elles allaient un peu loin. Je sais parfaitement ce que je vous dois et avec le recul, j'ai été stupide. Cécilia et moi nous sommes monté le bourrichon durant toute l'année, et évidemment, l'abcès a fini par éclater et m'a laissé un goût un peu amer. Aussi n'ai-je pas répondu à votre ultime courriel. Et puis je dois vous avouer que j'ai eu une mauvaise note au concours de l'ENS en allemand alors que c'était un texte de Zweig. Die Welt von gestern. J'ai lu et adoré ce roman, comme tous ceux de Zweig que j'ai lus. Et pourtant, j'ai eu 9. Ce n'est pas une note si honteuse que cela lorsqu'on sait qu'il s'agit du concours le plus difficile de France. Mais la littérature allemande, c'était ma matière. Et même en géographie, j'ai réussi à avoir un bien meilleur résultat alors que mes notes étaient catastrophiques toute l'année !
Cependant, lorsque j'ai eu mon relevé de notes, je me suis aperçue que je n'étais pas si loin du compte et qu'avec quelques efforts supplémentaires dans la dernière ligne droite, la sous-admissibilité n'était pas hors de portée ... Mais que voulez-vous, j'étais jeune et certaine d'une chose : je ne voulais pas revivre une année comme celle que je venais de vivre. Mais je ne me rendais pas compte à quel point elle avait été riche. C'est seulement par la suite que j'ai compris que jamais plus je ne retrouverai des cours de cette qualité et que j'avais fait le mauvais choix d'orientation.
Aujourd'hui, je suis en école de commerce à Amiens. J'ai choisi cette voie pour la filière musique et théâtre. Après deux ans sans jouer de piano, mais en allant toutes les semaines au concert, j'ai su que c'était vers la musique que j'avais envie de me diriger. N'ayant pas assez de talent pour tenter des études de musicologie, je me suis dit qu'un métier derrière la scène me conviendrait parfaitement. Et c'est ce que promettait cette filière musique en partenariat avec le Conservatoire. Ainsi, j'ai intégré les classes de piano classique et de formation musicale, ainsi que le grand choeur du Conservatoire. Je me suis épanouie à Amiens grâce à la musique, mais j'ai eu bien du mal à me faire à l'univers de l'école de commerce. J'ai eu la chance de faire de belles rencontres et c'est grâce à ces personnes que je me suis accrochée et que j'ai trouvé la force de ne pas abandonner.
Je travaille actuellement dans une grande librairie à Amiens. J'y ai effectué mon stage, et ils m'ont proposé un emploi temporaire pour l'été. Ainsi, j'ai pu renouer avec la littérature, mais d'une autre manière. Mais cela reste superficiel, je crois rien n'égalera plus les cours que j'ai reçus en prépa.
Avant d'entamer ma dernière année, je fais une pause dans mon cursus pour partir à l'aventure. J'aimerais découvrir la vie à Berlin et tenter de trouver un stage dans un théâtre ou une salle de concert, mais je n'ai pas encore eu de réponses. Je vous avoue que je commence à me décourager. Et après, j'ai un grand rêve, qui n'a rien à voir avec ma germanophilie, c'est de partir au Québec. J'espère mener à bien ces deux projets, mais pour l'heure, rien n'est écrit et mon avenir est un peu flou.
Voilà bien longtemps que je voulais vous adresser ces mots que vous ne lirez jamais. Lorsque je pense à vous, ce n'est jamais tout blanc ou tout noir et je n'arrive pas bien à déterminer si je vous déteste ou si je vous admire. Après ces deux années passées sans vous voir (et après avoir lu votre thèse) j'aurais plutôt tendance à pencher pour de l'admiration. Je ne déteste pas les gens, je ne suis pas animée de sentiments négatifs en principe. Mais je me souviens avoir eu beaucoup de mal à vous supporter au quotidien durant ces deux ans, alors que je vous dois beaucoup. C'est un sentiment de dualité assez étrange. En quelques sortes, vous me fascinez, même si je n'arrive pas à décider si c'est en bien ou en mal.
Mais ce soir, je suis un peu nostalgique et j'aimerais vous revoir, ne serait-ce que pour savoir quelle réaction vous auriez à mon égard. Me reconnaîtriez-vous ? Me salueriez-vous ? M'ignoreriez-vous ? Me dévisageriez-vous ? Remarqueriez-vous la barrette dans mes cheveux ? Seriez-vous heureuse de savoir ce que je deviens ? Je n'ai pas la réponse à toutes ces questions, mais plus le temps passe, plus je me dis que vous ne vous souviendriez pas de moi. Je n'ai pas dû vous laisser un souvenir mémorable, mais au fond, ça ne tenait qu'à moi. Seulement voilà, aujourd'hui encore, je pense à vous et je sais que je vous dois beaucoup.
Alors je vais mettre un point final à cette lettre que vous ne lirez jamais en vous remerciant, tout simplement.